Il y a deux ou trois ans de cela, le père d’un copain de classe d’Isidore venait à ma rencontre pour me dire combien il me trouvait « courageux » – insensé, en fait – d’emmener ma femme et mes enfants en Irak… Son œil avait, en effet, été attiré par une petite photo publiée sur Facebook. On y voyait Cécile, Flore, Isidore et moi-même, plutôt goguenards, attablés dans une cantine de… Bagdad. Bagdad, certes, mais Bagdad en ARIZONA ! Car, oui, en effet, une petite ville porte ce nom, au beau milieu du Southwest.
Denis Diagre
Genèse d’une obsession
Bagdad, une des dernières grandes mines de cuivre des Etats-Unis… Lors de notre première visite, en 2017, on n’y trouvait même pas d’hôtel, ni de vrai restaurant. Il y avait bien des écoles et quelques commerces, mais c’était tout. Apparemment, c’était aussi bien assez pour une population de mineurs, d’ingénieurs et pour leurs enfants. Alors, que venions-nous faire dans ce… trou ? Il faut remonter quelques années en arrière pour le comprendre. Il faut retourner à mes premières rencontres avec une plante dont, en ces années 1999-2000, on ne parlait pas trop, encore. L’espèce n’était, certes, pas une découverte récente, mais le vent de la reconnaissance publique n’avait pas encore gonflé ses voiles… Les choses ont bien changé pour l’Escobaria vivipara – qu’on trouve aussi parfois sous le nom de Coryphanta vivipara –, à dire vrai : le voilà par dizaines sur les tables d’ELK, désormais. Je m’avance sans doute un peu, mais cet intérêt soudain pourrait bien trouver son origine dans la vogue des cactées rustiques ou, au moins, capables de survivre dans une serre peu ou pas chauffée… A creuser. Bref, il y a une vingtaine d’années, je rencontrais E. vivipara. D’abord, du côté de Globe (Az), du côté de Carrizozo (NM), puis à Bisbee (à un jet de pierre du Mexique), ensuite près des canyons du Nord de l’Arizona… puis encore dans le désert du Nevada, au Nord de Las Vegas, et en Utah… Enfin, un peu partout, en somme : sur les plateaux enneigés, dans les rocheuses, comme sur les plaines brûlantes du sud de l’Arizona et du Texas ! En vérité, on le croise jusqu’au Canada, d’où il étire son aire jusqu’au Mexique. Incroyable plante, n’est-ce pas ?
Escobaria vivipara var. arizonica, au nord de Sedona, Az. © Denis Diagre
Un micmac nomenclatural
L’immense aire que nous avons évoquée suggère, on s’en doute, une grande variabilité morphologique. Elle a autorisé une série d’auteurs à décliner ce petit Beehive Cactus (cactus-ruche) en pas loin de 10 variétés ou sous-espèces (selon la tendance nomenclaturale du temps). Ainsi exista-t-il une variété « arizonica », une « neomexicana », une « kaibabensis », une « desertii », une « bisbeeana »… Le remarquable ouvrage de L. Benson sur les cactus des Etats-Unis et du Canada (1982) synthétise cette situation et offre des cartes de répartition de ces taxons, enfants de l’explosion taxinomique que connurent les Cactaceae au siècle dernier… Autant vous le dire tout de suite, très franchement : je ne m’y retrouve guère, dans ce micmac ! Même avec les descriptions des sous-espèces sous les yeux, je me sens, en général bien empoté. Du reste, le New cactus Lexicon (2006) n’a-t-il pas renversé la table, en supprimant toutes ces variétés, pour ne conserver qu’ Escobaria vivipara ?
Soit. Demeure une exception à mon désarroi taxinomique – enfin, à ce stade, en tout cas ! : la plante jadis connue sous le nom d’E. vivipara var. buoflama… Il est difficile de la confondre avec d’autres viv’s (comme on dit), en effet, et c’est lui qui nous a amenés à Bagdad, à deux reprises. Et ce n’est qu’un début (Cécile et les enfants ne doivent pas le savoir, cela dit).
Echinocereus engelmannii, près de Bagdad. La plante est très commune, mais on ne peut qu’arrêter la voiture, devant ses explosions florales. © Denis Diagre
Face au monstre
Nous avons ici affaire à un véritable « monstre », découvert à la fin des Seventies par des employés du Bureau of Land Managment (d’où Bu-of-La-Ma !), lors d’investigations menées autour de Bagdad. Le taxon – immédiatement regardé comme surprenant – a été décrit en 1980 par Pierre Fischer (sous le nom de Coryphanta vivipara var. buoflama), un homme qui, m’a-t-on dit, préparait une thèse de doctorat sur Coryphanta (Escobaria) vivipara. Depuis que je me suis entiché de cette remarquable espèce, je cherche vainement à retrouver notre homme… Personne n’est en mesure de me dire ce qu’il est devenu.
On trouvera « le buoflama » sur une couche basaltique qui couvre quelques collines, ainsi qu’aux pieds de ces dernières. Là, et nulle part ailleurs, sauf si on le considère comme une population disjointe d’E. vivipara var. desertii, aujourd’hui rebaptisée E. chlorantha (c’est la thèse que défendent certains spécialistes, de nos jours).
Un monstre, disais-je : une formidable spination blanc pur (les bouts des épines se colore de brun ou de roux, cela dit) couvre un corps qui dépasse facilement la taille d’un gros ananas, et qui se divise volontiers en de multiples têtes ! Les fleurs, en revanche, sont plus modestes et moins éclatantes que sur E. vivipara « classique » : jaunâtres ou saumonées, et pas complètement ouvertes (cernées par de telles épines, ce serait impossible). Il partage cet environnement avec Agave utahensis (ce me semble) et quelques Opuntia que je ne hasarderais pas à tenter d’identifier (disons que je penche quand même pour O. chlorotica). Pas bien loin de là, les Echinocereus engelmannii abondent, comme les Opuntioides (Cylindropuntia et Opuntia stricto sensu) et, avec pas mal de chance, on peut même tomber, sur des zones plus plates ou croissent les grands Yucca brevifolia et des Echinomastus johnsonii (populations à fleurs jaunes). Nous avons eu cette chance.
Le « buoflama », à Bagdad, évidemment! © Denis Diagre
Et sous verre ?
Je ne saurais dire comment « le buoflama » se comporte en culture. Ceci dit, on en trouve des graines dans diverses pépinières (voyez la Psy-Serre d’Aymeric de Barmon, par exemple, dont le catalogue fait rêver). J’en ai donc semé sur un substrat très minéral, et tout se passe bien, à ce stade. Cela dit, Escobaria vivipara a beau n’être rebuté par rien sur le terrain (je vous rappelle son énorme distribution), il demeure un taxon un brin sourcilleux, en culture, malgré tout. Certaines populations vivent dans des zones qui connaissent de grandes pluies estivales, quand d’autres profitent surtout de la fonte des neiges, au printemps, comme les Sclerocactus et les Pediocactus. Au total, bien que je cultive E. vivipara depuis 2001, je dois dire que je n’ai pas encore vu poindre la moindre fleur… Il est vrai que certains – Luc se reconnaîtra ! – moquent gentiment ma tendance à, disons, « bonzaïfier » mes plantes, à les freiner dans leur croissance, par pusillanimité (et par manque d’insolation, aussi). Alors, que donnera « le buoflama », lui qui pousse sur une poêle à frire, pour ainsi dire, et sur une zone où voisinent le désert de Sonora et le désert de Mojave ? Le temps le dira… Gageons, en tout cas, qu’il me faudra bien attendre 15 ans avant l’apparition du premier bouton floral ! On ne se refait pas…
Au sud de Bagdad, la chance peut mettre une splendeur sur votre chemin : Echinomastus johnsonii. Très difficile à cultiver, on ne le voit que très rarement, dans nos serres © Denis Diagre